LE MOT DE LA PRÉSIDENTE DU RÉSEAU DES MAISONS DE L'ARCHITECTURE

Quand l’espace se fait entendre,
quand il nous happe ! 
Repoétisons l’architecture

Si nous ne distinguons pas tous les troubles de l’espace, si nous ne captons pas toutes les dimensions spatiales et sonores qui nous enveloppent – c’est parce que nous avons perdu le temps et la capacité de nous émouvoir. En renouvelant le jeu des perceptions, en provoquant des commotions architecturales, nous percevons les beautés de l’Architecture et ressentons mieux ses Stimmung².

Hisser haut la culture pour ne pas la museler, hisser haut l’architecture comme culture commune ; car elle est un art premier, nécessitant la coexistence rythmée de tous les autres.
« N’y a-t-il pas dans le fait que les poètes ont puisé souvent leur inspiration dans des espaces architecturaux la preuve que l’architecture peut être d’essence poétique ? Et qu’elle peut nous ouvrir à tout ce domaine enchanté ? Combien de poètes et combien de peintres ont fait passer leurs rêves au travers de l’architecture ? ‘J’ai longtemps habité sous de vastes portiques’ dit Baudelaire, et Fra Angelico place son émouvante Annonciation sous des voûtes légères portées par de fragiles colonnettes… L’homme a-t-il un réel besoin de poésie ? Et est-elle fondée cette assertion que toute construction qui n’a pas une dimension poétique n’est pas digne d’être de l’architecture ? »³ 
C’est ainsi que Georges Henri Pingusson introduit son chapitre 27, « Poétique de l'architecture ». Il nous disait déjà tout de cette nécessité à poétiser, à laisser place à la poétique. 
L’espace n’appartient pas aux architectes ; ils en sont les passeurs, des glaneurs de poésie fondamentale, primaire et fonctionnelle ; des magiciens révélateurs de sens, du processus de construction de notre cadre de vie. Parler, diffuser, transmettre la culture architecturale, c’est révéler le quotidien, les usages, la vie, la terre et ses habitants. C’est révéler le sens premier de l’architecture : sa genèse : comment habiter la terre en poète ? 
L’architecture façonne le vide, l’espace qui nous entoure et nous abrite ; la musique nous enveloppe ; le cinéma nous transporte. Tout est récits, rythmes et émotions – les temporalités en sont juste différentes, instantanées, contenues, jouées, filmées, ou vécues. Tout espace abrite une sonorité musicale ou silencieuse, tout espace est le fruit d’un récit, et permet la construction de nouveaux scénarios, tout espace invite le corps, à créer par ses chorégraphies quotidiennes, le dessin invisible d’une appropriation rythmée.

Premier des arts, ou bien scène rythmée de tous les autres ?
L’univers est imprégné de rythmes, et selon Moisséï Iakovlévitch Guinzbourg, la notion de rythme est le fondement du langage architectural ! « Dans le mouvement des systèmes planétaires, dans l’homme qui travaille, dans la bête sauvage qui se cabre et l’eau qui coule dans la rivière, nous nous heurtons à ses lois ! Quelle que soit la science vers laquelle on se tourne, quel que soit le processus vital sur lequel on s’arrête, - le rythme se manifeste partout. »⁴  
Alors en ces temps troubles, arythmiques, qui fragilisent la culture ; après Strasbourg, Marseille, Nantes, Paris, Clermont-Ferrand, Lorient, nous serons à Nancy et Metz pour fêter cette septième édition nationale de la Biennale du Réseau des maisons de l’architecture -Tous pour l’architecture, évènement fédérateur destiné au grand public pour célébrer l’architecture, la ville, les territoires et les questionnements qui y sont liés. Nous entendons explorer, par un programme éclectique, comment le premier des arts côtoie tous les autres, et nourrit un dialogue notamment avec le cinéma, la musique et la danse. De nombreux évènements tout public, nous permettront d’ouvrir les yeux en éventail⁵ à la manière de Charlotte Perriand, en renforçant l’idée de l’architecture comme expression de la culture et d’intérêt public, et de faire œuvre de médiation par et pour l’architecture contemporaine auprès de toutes et tous, sensibiliser à la qualité́ de notre cadre de vie, et des valeurs de l’architecture ; parce que nous sommes convaincus que l’architecture, l’urbanisme et le patrimoine agissent sur la durabilité et le mieux-vivre ensemble.  

L’architecture n’est-elle pas le seul art où se déroule notre vie ?  
Si l’architecture est une « musique pétrifiée » selon Goethe, dans la pensée de Le Corbusier la musique est une architecture évaporée, mobile. La danse et le cinéma sont des moments, des temps physiques, d’appropriation spatiale.
Convoquer d’autres arts permet de réveiller le génie d’un lieu, d’y enrichir la vie, la lumière, le rythme, la résonance, et de révéler la notion du temps. 
Il faut provoquer l’immersion sensible, pour voir la beauté des choses. 
« D’abord vivre » ! nous dit Gorges-Henri Pingusson. Sensibiliser de manière poétique, émotive, passe par le vivre. Emporter le public par une lecture artistique, en le rendant acteur et interprète de l’espace architectural, c’est l’amener vers une élévation poétique du regard.

Et si la résistance était poétique ?

Anne-Sophie Kehr
Présidente du Réseau des maisons de l’architecture

1 . Happe, chanson d’Alain Bashung
2. Humeur, en allemand
3. L’espace et l’architecture, G.H. Pingusson, 1973-1974, Éditions du Linteau
4. M.I Guinzbourg, Le rythme en architecture, 1923, Éditions Infolio, introduction de Jean-Louis Cohen
5. L’œil en éventail, expression de Charlotte Perriand. 
Ses photographies témoignent de ce regard sans cesse en éveil, et en éventail pour indiquer la largeur du champ, et éclairent son œuvre en nous plaçant au cœur du processus créatif. Révélation de l’inexploité, du caché, de cet inconnu “déjà là”.
6. Bruno Zévi, Apprendre à voir l’architecture, Sapere vedere l’architettura, Éditions de Minuit, 1959